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Mediacteur
19 décembre 2012

Petite Poucette... j'aime bien, et ne m'en lasse

090605Michel Serres, philosophe, savant et conteur passionnant, a donné une conférence dont la substance est ensuite parue sous la forme d'un livre. Depuis cette parution, le philosophe continue d'être interrogé sur sa vision de la jeunesse et de l'éducation de demain.
Il est ici en débat avec Alain Finkielkraut, sur France Culture. (Mardi 18 décembre 2012 - Réplique : L'école dans le monde qui vient. )

Joute oratoire, s'il en est... entre deux grands pères qui n'en sont pas au même niveau d'appropriation... A.F. reconnaissant que cet univers d'internet... il l'a certes visité accompagné... mais qu'il ne le connaît pas bien ! Alors que M. S. en est un utilisateur aguerri !

A ceux qui veulent bénéficier d'une retranscription des minutes entre  20'03" et 30'39" ... voici ce que j'ai volontiers rédigé (l'accès au fichier son n'est sans doute pas éternel).

[...]

-       Lorsque nous étions en classe de philosophie, on nous disait que la connaissance humaine était divisée en trois facultés : la faculté de mémoire, la faculté d’imagination et la faculté de raison. Vous vous rappelez ? C’était le triptyque cognitif. Et cela nous le portions subjectivement dans ma tête ou votre tête.  Et aujourd’hui, je raconte l’histoire de la décollation de Saint-Denys, pour dire que la tête est extérieure à moi. Et j’ai en effet devant moi, quelque chose qui a… un outil qui a plus de mémoire que moi, plus d’images que moi et, à certains égards, plus de raison que moi, puisqu’il y a des moteurs de recherche qui arrivent à faire des exploits qui sont largement au-dessus de mes capacités. Bon… cette tête externalisée porte quelque chose à la renaissance… Montaigne disait précisément : « Tête bien faite, plutôt que tête bien pleine ».  Et moi, je dis maintenant : « Tête externalisée ». Et la coupure et le gouffre est énorme, vous voyez… parce que cette cognition est externalisée, là. Et je peux m’en servir presque comme un outil. Comme un  outil ! Un outil d’ailleurs universel, puisque c’est un outil cognitif ! Ce qu’on n’arrive pas à comprendre dans le monde moderne, c’est que désormais, l’outil est cognitif, c’est-à-dire qu’il y a un objet extérieur à moi qui a des facultés (avec autant de guillemets que vous voulez… ) cognitives. Alors, ce qui me reste sur la tête, ce qui me reste sur mon cou décollé, effectivement, c’est l’intelligence, l’inventivité… tout ce qui est l’innovation. Vous voyez ce que je veux dire ? Donc, il y a maintenant un rapport au savoir qui a complètement changé et qui a changé d’autant qu’on peut le comparer aux changements cognitifs qui ont eu lieu à la Renaissance, qui ont eut lieu au moment du Platonisme, au moment où l’on a inventé l’écriture. Et par conséquent… Et en effet, la relation pédagogique a changé, mais la relation cognitive a changé complètement. Vous voyez ? C’est ça la question. Le gouffre est énorme en effet, puisqu’on assiste à  l’externalisation du cognitif.

-       Mais alors, quel rapport entretient-on avec ce cognitif externalisé, Michel Serres ?
On l’a toujours fait, mon cher !

-       Oui, bien sûr !

-       Je reviens à la relation pédagogique à ce que doit être notre autorité, c’est-à-dire, notre responsabilité envers les nouvelles générations. Notre responsabilité d’adulte. Je suis moi-même une sorte de grand papa grognon,  mais je m’informe ! Voici le témoignage d’une jeune enseignante d’histoire qui a, avec tous ces outils, je crois, un rapport de familiarité qui n’est pas le mien. Je veux parler de Mara Goyet[1]. Elle est professeur d’histoire dans un collège. Elle a été longtemps professeur d’histoire dans un collège de banlieue. Elle enseigne aujourd’hui dans un collège, disons plutôt tranquille, à Paris intra muros.

-       Oui, oui, j’ai lu le livre

-       Ce qui est très intéressant, c’est qu’elle dit : « L’ambiance, quoiqu’on pense, n’est pas au travail. Il y a mille autres sources de divertissement pour les élèves : texto avec le smartphone -en effet le téléphone est intelligent- appel télé, jeux, net, mp3… » Et elle dit ceci, … elle nous décrit la chambre des enfants et des adolescents d’aujourd’hui, qui n’a vraiment rien à voir avec la chambre où Proust adolescent s’enfermait pour lire : « Il y a un canapé, puisque le canapé s’est à se point démocratisé qu’il y a des canapés dans les chambres des enfants, sur lesquels ils se vautrent. Et que se passe-t-il ? Eh bien en effet,  il y a une multitude d’échanges en sms et ils sont plongés dans le brouhaha écoeurant d’échanges stériles et formatés ». Et quand on apprend…

-       C’est magnifique : « écoeurant, stériles et formatés »… c’est ronchon !

-       C’est ronchon !

-       C’est fantastiquement ronchon !

-       Mais je ne veux pas du tout…

-       Mais pourquoi voulez-vous que les enfants soient… « Ecoeurant, stériles et formatés ». C’est extraordinaire, c’est extraordinaire… Quelle haine, quelle haine, quelle haine !

-       Eh bien non !

-       Eh bien si, quand même !

-       Si on les laisse à eux mêmes, oui ! Et surtout, vous comprenez bien, On, on, on…

-       Moi, je les aime, ces enfants-là ! Je ne les trouve pas, ni stériles, ni formatés… Ils échangent entre eux… Que voulez-vous ? C’est merveilleux ! Ils inventent enfin des appartenances et des communautés que nous n’avions pas imaginées. Tant mieux !

-       S’ils échangent, comme c’est dit, 150 sms par jour… comme ils le reconnaissent eux-mêmes, ils les échangent aussi en classe ! Et le smartphone est l‘ennemi de l’enseignant si tant est que l’on croit encore, comme je le fais, à la parole magistrale ! Et elle les aime, elle les aime assez, Mara Goyet, pour ne pas les abandonner à leur sort… au sort que la technologie leur fait !

-       Alors, je peux vous dire que moi aussi, j’ai été un adolescent, et j’étais dans la marine, figurez-vous, et j’étais à Djibouti, à un certain moment, lors de la campagne de Suez. Et j’étais amoureux et j’étais fiancé. Et ma fiancée était à Bordeaux. Et nous nous écrivions. Nous nous écrivions une correspondance d’amour comme on dit. Alors voilà, c’est très simple : les lettres mettaient deux mois et demi à parvenir à Bordeaux. Et quand je recevais cinq mois après la réponse de mon amoureuse, je ne comprenais plus quel était mon état d’âme d’il y a cinq moiS. Forcément. Aujourd’hui, l’amoureux qui se trouve à Djibouti avec son amoureuse à Bordeaux… elle part avec son smartphone et la correspondance d’amour part du smartphone. Parce que là, il y a une correspondance parfaite.

-       Bien sûr !

-       Savez-vous qu’avec les nouvelles technologies… elles ont été inventées pour les hommes d’affaires, forcément… Parce que le profit est toujours là. Mais on a aujourd’hui des chiffres extraordinaires qui disent que 65 à 70 % des échanges en question sont intra familiaux entre maman et les enfants, entre maman et papa, … ça a plutôt renforcé les relations familiales… Alors, du coup, du point de vue de l’enseignement, … revenons à l’enseignement, si vous le voulez…

-       Bien sûr

-       J’aimais bien que vous ayez utilisé le mot d’autorité. C’est magnifique, le mot d’autorité… j’aime bien le mot d’autorité… Savez-vous cher ami, et vous le savez mieux que moi…

-       Sûrement pas mieux !

-       Que « autorité » est un mot latin de droit romain. « Autore » voulait dire la personne qui se porte aval dans un tribunal. Mais c’est pas ça qui est intéressant. Ce substantif « autore » qui est de droit romain, vient du latin « ogere » qui veut dire « augmenter ». […] qui a de l’autorité, c’est « celui qui vous augmente » ! Alors très bien, nous y sommes… La probabilité pour que mes étudiants aient déjà lu des informations sur le sujet en question, c’est ça ! Je vais maintenant considérer la présomption de compétence dont je parlais… et maintenant pour avoir de l’autorité, il faut que j’augmente ce savoir. Et précisément, ma métaphore concernant la cognition externalisée –c’est-à-dire que la connaissance est extérieure (la tête de Saint-Denis est à l’extérieur)- Eh bien je trouve que je dois faire fonctionner ce qui reste sur ma tête, c’est-à-dire l’intelligence, la nouveauté, l’innovation etc. Ce qui augmente le savoir… Et qu’est-ce qu’être un enseignant, maintenant, c’est précisément quelqu’un qui a de l’autorité parce qu’il augmente ce savoir qui est déjà là. Dont on peut en effet présumer qu’il est déjà là !

-       C’est d’ailleurs comme ça que vous enseignez aussi… comme moi

-       Je ne sais pas si on peut déjà préjuger dans le secondaire que le savoir est déjà là… Il me semble qu’il manque… qu’il manque cruellement, mais surtout, vous reconnaissez dans Petite Poucette[2] qu’il y a dans les classes, une espèce de brouhaha !

-       Exactem…

-       Dont, d’une certaine manière, vous vous félicitez !

-       Mais il me semble que pour augmenter le savoir… ou pour introduire de la pensée et du savoir, dans la conscience des enfants…

-       Oui, oui…

-       le silence est absolument indispensable. Mais effectivement, avec cette espèce d’immédiateté induite par les nouvelles technologies… on ne l’a plus ! Mais cela, ce devrait être considéré plutôt comme un empêchement ?

-       C’est un empêchement !

-       à cette augmentation ! Michel Serres ?

-       Toute la question, mon cher ami, c’est vraiment toute la question d’essayer de comprendre quel est le monde induit par les nouvelles technologies… parce que toutes les questions que vous posez… supposent admises, toutes les règles, les formats et le monde précédant les technologies. Alors si vous voulez juger les nouvelles technologies d’après le format du monde précédent, vous êtes dans le cas de Socrate, et ça ne peut que vous plaire… Socrate qui ne comprend absolument pas ce que veut dire l’écriture. Ou dans le cas des docteurs de Sorbonne du Moyen-âge qui ne peuvent pas comprendre du tout le monde dans lequel rentre Rabelais, rentre Erasme et rentre Montaigne. Vous voyez ? Or la coupure est en effet là. Et Hermès dont on a parlé tantôt. Il est là. Il est au carrefour. Il est la statue. Il est à la bifurcation. Et en effet,  la culture a bifurqué ! Non seulement la culture, mais le sujet de la culture. Non seulement le sujet de la culture, mais la tête, la cognition de la culture. Tout a bifurqué. Et il faut comprendre cette bifurcation. Notre rôle d’enseignant, ce n’est pas d’interdire ou de trouver dangereux, ou de trouver stérile… ce monde-là… C’est de comprendre la bifurcation, pour aider, précisément la naissance de cette nouvelle culture. Nouvelle culture qui a eut lieu au 5ème siècle, je le répète, ou à la Renaissance.

[...]

[2] SERRES Michel ," Petite Poucette - Le monde a tellement changé que les jeunes doivent réinventer la manière de vivre ensemble, des institutions, une manière d'être et de connaître", Le Pommier, Coll. Manifeste, Paris, 2012, 84 pages - ISBN/EAN : 9782746506053 / 9782746506053

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