Révolution pronétarienne, si et seulement si…
Résumé :
Joel de Rosnay publie un
ouvrage annonçant la fin d’une économie de type capitaliste, laquelle
sera mise à mal par l’émergence des nouvelles technologies de
production de contenus sur le net (Web 2.0, outils collaboratifs et
logiciels libres).
L’article insiste deux aspects absents dans l’analyse :
-
L’émergence des technologies ne garantit pas nécessairement que
le citoyen s’en serve à bon escient. Sans doute faudrait-il qu’une
véritable formation à la communication médiatique soit dispensée.
-
Le caractère gratuit du partage des infos « à haute valeur
ajoutée » ne laissera pas l’économie de marché sans réaction face à ce
qui peut apparaître comme une fuite des cerveaux. Cette adaptation
amènera inévitablement Joël de Rosnay à devoir nuancer sa prévision.
Grâce
à l’Internet et aux vidéoblogs, une nouvelle révolution est en marche
dans les médias en général, et dans l’audiovisuel en particulier, celle
du « ProNetariat » !
« ProNetariat », ce nom ne vous dit rien ?
Normal, c’est un néologisme à porter au crédit de Joël de Rosnay.
L’enseignant chercheur, co-fondateur d’Agoravox, sort aux Editions
Fayard un ouvrage sur le phénomène des « nanomédias », les médias
citoyens et sans capitaux, qu’il oppose aux médias traditionnels, bâtis
eux sur le modèle économique capitaliste et qu’il baptise les «
infocapitalistes ». Cet ouvrage, écrit en collaboration avec son
associé d’Agoravox Carlo Revelli, s’intitule « La révolte du
ProNetariat ».
Laurent Esposito
http://www.typepad.com/t/trackback/4041043
http://video.noosblog.fr/television_video_mobile/2006/01/pronetariat_tv.html
« Les citoyens du monde sont en train d’inventer une nouvelle démocratie. Non pas une « e-démo-cratie », caractérisée par le vote à distance via Internet, mais une vraie démocratie de la communication. […] Les internautes commencent seulement à réaliser à quel point le Net du futur va leur permettre d’exercer leur pouvoir, si tant est qu’ils parviennent à se montrer solidaires et organisés. »
La parution en librairie et en téléchargement sur le net , du livre
de Joël de Rosnay : »La révolte du pronétariat » provoque les
commentaires les plus divers. Pour certains, l’auteur fait figure de
futurologue éclairé. D’autres, plus réservés, le trouvent trop naïf,
commettant même ça et là des erreurs de jugement ou estimant un peu
trop aisément que le grand public sera capable de saisir cette
opportunité technologique de « participation démocratique ».
Sans
doute est-ce très délicat de jouer les « monsieur ou madame Soleil »
dans un domaine aussi évolutif que les nouvelles technologies !
Il y a bien les historiens qui nous disent que l’histoire se répète inlassablement et qu’un bon rétroviseur permet donc d’avancer avec sagesse. Pourquoi suggérer ici ce regard rétrospectif ? Tout simplement parce qu’il est présent au cœur du néologisme choisi par de Rosnay lui-même. « Pronétariat » pour « prolétariat » et « révolte » pour « dictature »… Il est peut-être bon de rappeler ce que l’histoire nous apprend de cette vision marxiste de l’évolution et de tenter la relecture du contexte actuel à la lumière de cet enseignement.
De Rosnay le dit, la société a trop longtemps fonctionné sur une
économie de la rareté. « Le modèle industriel traditionnel a placé le
pouvoir entre les mains d’élites ou de grandes familles propriétaires
du capital financier et de production. […] Or les règles du jeu ont
changé. L’accumulation du « capital informationnel » – représenté
notamment par les savoirs, les connaissances, les contenus, les
informations stratégiques accumulés dans des bases de données, des
bibliothèques, des archives – se fait aujourd’hui de manière
exponentielle. La création collaborative ou la distribution
d’informations de personne à personne, contribuant à l’accroissement de
cette nouvelle forme de capital, confèrent donc de nouvelles
prérogatives aux utilisateurs, jadis relégués au rang de simples «
consommateurs ». Selon lui, et il n’est pas le seul à le penser ,
l‘économie toute entière serait bouleversée dans ses fondements.
L’information étant devenue « bien de consommation », nous serions à
l’aube d’une révolution pronétarienne rendue possible par l’émergence
d’une technologie permettant à n’importe qui de produire, « comme des
professionnels. ».
Certes donc, il faut le dire, les nouveaux médias
sont là qui banalisent la capture d’image et de son et partant, la
production de texte. Et puis c’est un fait, le savoir est détenu, non
plus par les seuls « infocapitalistes » en petit nombre, mais par tout
internaute désireux de s’exprimer en ligne. Va-t-on réellement assister
à une révolution ? De Rosnay est sûr du résultat dans, au plus tard,
deux générations. Reconnaissons pourtant que tout dépendra de la
capacité démocratique du peuple… et non de l’émergence des seuls outils
de communication.
Car une partie du débat semble occultée : nous sommes bien dans un marché de l’info et de la connaissance. Deux piliers de cette économie semblent minimisés : Produire de l’info est un vrai travail. Une info à haute valeur ajoutée ne peut être confondue avec l’avis de l’homme de la rue, si respectable soit-il.
1. Le contenu est une marchandise, son producteur, un travailleur à rémunérer.
Avec
l’apparition des blogs et autres podcasts, la technologie rend aisée la
production. Mais le contenu reste une marchandise. Si certains adeptes
d’une nouvelle conception du réseau (l’émergeant Web 2.0 ou réseau
social) ont bien opté pour une attitude du « plus je partage, plus ça
avance », il n’en demeure pas moins vrai que tout a un prix. Y compris
le gratuit .
Qui sont donc alors tous ces pourvoyeurs
désintéressés d’une info « à haute valeur ajoutée », contenu bloggien
ou podcasté ou logiciels gratuits ? Des gens, souvent très compétents,
désintéressés d’un paiement à l’acte, car jouant déjà dans la « cour
des grands » et pouvant se permettre un débordement à titre gracieux de
leur production professionnelle. Pour d’autres qui ne sont pas déjà
engagés dans la vie professionnelle, c’est un terrain essentiel pour se
faire remarquer et décrocher une embauche… (démarche plus citoyenne que
de se faire remarquer en lançant, ça et là, virus et autres chevaux de
troies… petit jeu ce que certains pratiquent aussi, on le sait). Mais
revenons aux premiers… ils bénéficient généralement d’un statut acquis
et valorisant qui les autorisent à cette générosité. Citons par
exemple, tous les blogs tenus par des journalistes, tout contents de
pouvoir sortir du carcan de la ligne éditoriale de leur rédaction et,
en tout cas, des limites du format imposé à leur papier. Journalistes,
chercheurs, informaticiens, médiacteurs… ils ont la garantie d’un
salaire à fin de mois et peuvent donc surajouter… Quand pour
certains, cela ne fait pas partie d’une stratégie de positionnement… à
effet rétroactif : « Et si le blog ramenait le lecteur au journal
papier ? », par exemple. Il y a du gratuit qui a le furieusement le
goût de l’investissement financier. Citons à nouveau Tristan Nitot dans
son débat l’opposant au très médiatique Loïc Le Meur .
Personne ne
s’en plaindra, parmi le grand public qui reçoit cette manne
providentiellement. Mais est-ce un modèle économique réaliste ? Ne
s’apparente-t-il pas un peu à la fuite des cerveaux ? Peut-être
n’est-ce qu’une transition, le système devant bien trouver une parade à
cette fuite.
2. La réelle valeur des infos publiées en ligne.
Si
tous ceux qui veulent publier bénéficient aujourd’hui d’outils de
qualité professionnelle au maniement aisé, sans doute faut-il aussi
s’inquiéter de la réelle valeur ajoutée des infos mises en ligne si
facilement. Agoravox est sans doute un bel exemple. Qui sont les
4221 rédacteurs qui se sont inscrits comme collaborateurs occasionnels
de ce « média citoyen » ? Sont-ils tous diplômés de journalisme ?
Ont-ils tous une compétence reconnue dans les thématiques qu’ils
traiteront ? Et, pour tenir compte du premier point développé ci-avant,
sont-ils tous occupés à produire du surnuméraire de qualité, à titre
gracieux ? Certes, un comité de rédaction est là qui est sensé filtrer
, mais la vigilance critique est-elle toujours aussi bien organisée,
ailleurs sur le web, quand il s’agit de publier blog et podcast à tire
larigot ?
J. de Rosnay nous dit : « Les pronétaires sont en train d’inverser les rapports de forces traditionnels. Nous l’avons vu, ils disposent des mêmes outils que les professionnels tout en ayant la capacité de se connecter en réseau immédiatement et de manière fluide. […] Face à cela, les structures lourdes et pyramidales des professionnels traditionnels ne permettent pas de répondre avec suffisamment de réactivité. »
Certes, en termes de rapidité d’émission, le score leur est favorable. Mais le lecteur est-il pour autant gagnant ? Agoravox ouvre le débat au bas de chacun de ses articles. Les internautes ont donc la capacité de réagir, et ils la saisissent. Mais va-t-on pouvoir discriminer les avis compétents au sein de tout ce buzz ? La surinformation n’est-elle pas le pire ennemi de l’information ?
Bien sûr, la carte de presse n’est pas toujours la garantie d’un
traitement de qualité d’une info citoyenne… mais généralement, pour le
journaliste professionnel issu d’une école de journalisme,
l’appartenance à un média situé permet au lecteur de se faire un avis.
Mais sur le net, c’est aussi le citoyen lambda qui s’exprime. Ce que
l’internaute cherche alors, c’est un traitement professionnel de
l’info, tant au niveau de la forme que du fond. Elle est sans doute
sympathique la petite vidéo de Loïc le Meur interviewant Joël de Rosnay
… mais on n’a pas la qualité des médias professionels.
En effet, on
n’écrit pas pour les médias comme on discute au café du commerce, ni
comme on participe à un débat privé ou comme on disserte en classe. Dès
lors, en deux générations d’internautes, le public équipé des nouvelles
technologies sera-t-il selon les espérances de Joël de Rosnay, capable
de mettre à mal une industrie et partant, toute une économie de la
production des savoirs ? Comment s’amorcera ce mouvement vers plus de
démocratie citoyenne, au delà du simple accès à l’équipement
médiatique, si on ne met pas en place aussi une éducation aux médias
qui « performe » l’internaute dans l’art de média-communiquer. Et comme
lecteur critique. Et comme pourvoyeur d’infos.
Sans doute ne peut-on reprocher à de Rosnay de tenter une perspective. Mais plus que de l’attribuer au seul développement de la technologie, sans doute faut-il aussi l’imaginer dépendante d‘un développement de compétences médiatiques dont l’apprentissage doit être orchestré. C’est en cela que le rétroviseur de l’analyse marxiste se révèle intéressant (puisque de Rosnay, par sa comparaison, nous y invite). Marx annonçait comme inévitable un état, la dictature du prolétariat, qui n’aura finalement pas eu lieu. La raison de cette méprise vient du fait que son annonce ne tenait pas compte d’un élément : la réaction de la société de l’époque au message de Marx lui-même. Marx ne prenait pas suffisamment en compte que le contexte s’adapterait à la publication de son manifeste… d’où finalement les déclinaisons socialisantes du communisme.
Concernant la révolution pronétarienne en cours, n’est-ce pas plus
opportun de mettre en avant deux passages obligés plutôt qu’un : non
seulement l’émergence technologique qui est bien en train de se faire,
mais aussi la formation du citoyen à une communication médiatique
performante, ce que nous appellerons une démarche d’Education aux
Médias, toujours à mettre en place.
Et puis, ne faut-il pas supposer
que le monde économique de la production des savoirs s’adaptera à cette
mutation en cours. Sans doute faudra-t-ilen conséquence nuancer
l’analyse de Joël de Rosnay. En effet, quelle place l’économie
marchande donnera-t-elle à cette dimension de gratuité et de
spontanéité manifestée à travers l’usage de ces outils que sont les
logiciels libres, les blogs et les podcasts ? Il faudra bien qu’elle se
re-positionne, cette économie. Qu’il s’agisse là d’une nouvelle
mutation conséquente, sans doute ! La fin d’une économie de marché,
pour un Grand soir sur fond d’économie de troc… cela reste à prouver.